"Sémiologie et féminisme : le chat et ses imaginaires symboliques"
- Monica Gc
- 2 mars 2022
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 29 avr.

Connaissez-vous Garfield, Hello Kitty ou Catwoman ? Ces icônes félines, de la bande dessinée au cinéma, témoignent de l’omniprésence du chat dans notre imaginaire collectif. Animal de pouvoir, de douceur, de mystère, il fascine autant qu’il intrigue. Le mot « chat » vient du latin cattus, dérivé de cattare qui signifie « voir ». Le chat est un guetteur. Mais que voit-il, au juste ? Pourquoi les artistes n’ont-ils jamais cessé de le représenter ? Que disent ces représentations de notre rapport à l’animal, au féminin, au sacré ? Cherchons à suivre les métamorphoses symboliques du chat à travers l’histoire et l’art, et explorons les enjeux esthétiques et géopolitiques que l'animal cristallise en lui.
Du mystère au soupçon : le chat, une figure féminine redoutée
Dans l’art et la littérature, le chat est souvent une métaphore ambivalente de la femme. Chez Baudelaire, Verlaine ou Picasso, il incarne tour à tour le désir, la transgression et le sacré. Le poème « Le Chat, XXXIV » (Les Fleurs du Mal) de Baudelaire opère une alchimie transformatrice où chat et femme se confondent dans une sensualité troublante. Le rythme musical – alternant décasyllabes et octosyllabes – mime la souplesse du félin, et son corps « élastique », « électrique », rappelle la volupté du corps de la femme aimée. Dans l’aquarelle Deux nus et un chat (1903) de Picasso, on retrouve cette même sensualité. L’animal observe une scène érotique avec une étrange complicité. Il forme avec les deux femmes nues, un triangle symbolique; il est un témoin silencieux mais polysémique.
« Pour comprendre le chat, il faut être d’essence féminine » (Champfleury)
Cette identification n’est jamais neutre et elle dit quelque chose du désir masculin. Dans « Femme et chatte » (Poèmes saturniens), Verlaine fait résonner les deux figures dans un imaginaire nocturne et maléfique. La scène se joue dans le clair-obscur d’un boudoir où l’on entend tinter, comme tinte le timbre de sa voix poétique, ses ongles d'agate « coupants et clairs comme un rasoir ». Il y a là une forme de duplicité, le chat et la femme renvoient au désir mais aussi à quelque chose de sombre et de dangereux ; un lieu de projection masculin qui associe érotisme et interdit.
Dans son article « Représentation du désir féminin » (Fabula, 2018), Marc Escola rappelait que le désir féminin se façonnait en réponse au désir masculin. Il décrivait l’hétérosexualité comme un système d’appropriation symbolique. Ainsi à travers le chat, la sexualité féminine est détournée, fétichisée. Verlaine, encore, dans le vers suivant : « Elle jouait avec sa chatte », introduit un double sens provocateur et allusif au rapport lesbien.
Cette association sémantique entre chatte et organe génital n’est pas anodine puisqu’elle s’ancre dans une longue histoire de stigmatisation. Comme le clitoris, considéré jadis comme une marque du diable, le chat noir fut associé au mal, aux femmes libres, aux sorcières. C’est pourquoi il est devenu aujourd’hui un symbole féministe, réapproprié et réhabilité, comme le rappelle Liv Stromquist dans L’Origine du monde. Le chat incarne aussi une forme de marginalité revendiquée.
Le chat artiste entre réhabilitation et marginalité assumée
Outre le désir le chat peut incarner un double de l’artiste, qui voit en lui un reflet de sa propre singularité. Longtemps perçu comme sournois ou perfide — Buffon le qualifiait d’« oblique » et de « vil » — le chat a souffert d’une réputation trouble. En 1879, Champfleury entreprit sa réhabilitation en réponse à ces accusations : ce n’est pas un défaut de loyauté, mais une indépendance d’esprit qui définit l’animal. Mais cette indépendance, justement, séduit les artistes ; ni docile, ni prévisible, le chat ne se plie pas aux normes. Sophie Calle, a fait de son chat une muse, allant jusqu’à le préférer à son amant ; il lui avait inspiré ses photocollages. Et Andy Warhol en possédait plus de vingt-cinq, à qui il consacra une lithographie aussi libre qu’inclassable : Sam, Chat de gouttière sans prétention.
« Peut-être est-il fée, est-il dieu » ? (Les Fleurs du mal)
Baudelaire quant à lui le divinise. Dans son autre poème « Le Chat », le poète perçoit en lui une entité familière, un esprit du lieu qui règne en souverain mystique. Ange, ou chat séraphique, chat étrange doté de pouvoir ésotérique, lorsque le poète accroche son regard au sien, c'est comme s'il regardait en lui-même, yeux fixes et ronds comme un roulement des yeux vers l’âme : « (…) et que je regarde en moi-même, je vois avec étonnement le feu de ses prunelles pâles ».
Ainsi, loin d’être simple animal de compagnie, le chat est sujet poétique et miroir de soi, symbole d’un sacré détourné. Sa marginalité n’est plus un défaut, mais une posture esthétique, et peut-être, comme le suggère Baudelaire, est-il un passeur entre les mondes, à la fois familier et fondamentalement étranger.
Une persistance du sacré : présence magique et contemporaine
Mon chat à moi peut me regarder un moment, me fixer, et m'oublier l'instant d'après. Comme s'il voyait à travers moi, que j'avais disparue, minée par son mépris et son ignorance. Ce qu'il pressent, ce qu'il pénètre du regard est autre chose d'imperceptible, de métaphysique. Il voit l'autre part, cet intra monde impossible à saisir sans quelques dons félins. Dans Un amour de chat Fréderic Vitoux décrivait cette même sensation à propos de Nessie : « son regard me transperce comme si je n'étais rien, invisible (...) [le chat] nous donne l'illusion de la totale vacuité de ce que nous sommes ».
Autrefois divin, le chat garde une aura sacrée. Michel Onfray dans Le désir d’être un volcan, parle d’un regard vertigineux qui transcende l’espace-temps, et qui touche l’éternité, là où « circulent les ombres et les âmes, les chuchotements et les musiques angéliques ». Si l'artiste aime tant le chat, c'est qu'il aimerait lui ressembler, aussi libre, aussi impénétrable afin de toucher l’invisible. Dans ce monde désenchanté, positiviste le chat résiste. Il incarne cette part oubliée de nous-mêmes : une existence qui appelle à l’infini.
Conclusion : Le chat, un miroir persistant de nos imaginaires
Les chats répondent à une polysémie de sens équivoques que l’image de la femme a payé au prix fort. Si cet héritage symbolique a été bousculé, il en reste des traces ; je ne m'aventurerai jamais à parler de mon chat au féminin, au risque de renvoyer à mon interlocuteur l'image de mon sexe. Mais nous tous qui avons la chance d'en avoir un chez soi, pouvons sans conteste affirmer son importance dans nos vies. La chance de croiser son regard et de toucher l'invisible.
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